“Et si le simple fait de faire du pain pouvait changer ma vie ?”
Tania, assise en lotus sur son vieux canapé orange, pensait à voix haute. Elle venait de découvrir que Tou B’Av était le jour propice à la réalisation des vœux d’amour dans le calendrier hébraïque.
Six jours seulement après le plus sombre de l’histoire juive, cette célébration avait des airs de Saint-Valentin estivale.
Pour activer cette énergie d’amour,
Marissa — la plus fantastique des boulangères de Los Angeles, et accessoirement son amie — lui avait écrit : « Viens pétrir le pain du shabbat dans ma cuisine, tu verras, la magie se mettra en marche. » Alors, pourquoi hésitait-elle encore ? Était-elle prête ?
Croyait-elle vraiment à cette légende d’un autre monde dont elle venait tout juste d’entendre parler ?
Peut-être qu’une des douze plantes qui partageaient son appartement, celui de sa grand-mère, daignerait la conseiller ? Qu’un citron ou un fruit de la passion aurait l’audace de tomber de son arbre pour lui dire de foncer chez Trader Joe’s acheter de quoi faire des hallots sans gluten. Ah… comme elle se sentait incomprise dans ces moments de doutes existentiels !
À 26 ans, cette brillante et dévouée infirmière vivait seule — enfin, pas tout à fait. Ses plantes étaient ses meilleures colocataires : elles décoraient l’appartement et accueillaient toujours plus d’amies végétales dans ce petit monde commun.
Tania menait une vie heureuse.
Son quartier lui plaisait. À quinze minutes de la plage de Santa Monica, chaque jour ou presque, elle allait nager et courir au bord de l’eau, hiver comme été. Sa pratique médicale se portait bien : indépendante, elle faisait ses rondes dans un rayon de cinq miles autour de chez elle et avait même fini par embaucher trois jeunes infirmières pour répondre à la demande et continuer à choyer ses adorables patients — tous seniors, mais encore dans la fleur de l’âge.
Ambitieuse, sportive et autonome, la belle rouquine, musclée et féminine, ne manquait pas non plus de vie sociale et culturelle. Elle avait pris l’habitude de remplir ses soirées d’amis, ses journées de visites de musées, de pièces de théâtre ou de cours de sculpture. Une vie riche, équilibrée, pleine de rires et d’aventures.
Et pourtant, elle voulait plus.
Le soir, elle priait pour construire enfin une famille bien à elle. C’était son rêve le plus cher. Rien de très original sans doute, si ce n’est que, dans sa génération, la mode du mariage et des familles nombreuses semblait dépassée, voire raillée.
Fille unique de parents divorcés, Tania désirait depuis toujours avoir des enfants, un mari, une maison joyeusement renversée par les jeux, les rires, les cartables abandonnés après l’école, et des câlins à profusion…
Elle ferma les yeux, joignit les mains comme en prière et se demanda pourquoi l’idée de faire du pain demandait tant de réflexion.
À l’intérieur, une petite voix murmura :
— J’ai peur.
— De faire du pain ?
— Non… de rater.
— De rater le pain ?
— Oui… enfin non. J’ai peur de rater ma vie. De faire les mauvais choix. Ou pire encore… j’ai encore plus peur de tout réussir.
Oui j’ai vraiment peur de réussir.
De rencontrer mon homme, de me marier, d’avoir de merveilleux enfants… et de découvrir soudain que je suis coincée dans la vie dont j’ai toujours rêvé. Que la réalité m’achève.
Après une pause, Tania inspira profondément, un sourire naissant sur ses lèvres, puis se leva. En fermant la porte de son appartement, son sac rempli de farine d’amande et de graines de sésame à la main, elle murmura :